Léon était né un 25 décembre, un jour magique et prédestiné qui allait
marquer toute son existence. Certains enfants auraient préféré une
autre date d’anniversaire afin de multiplier les cadeaux mais pas Léon.
Cette concordance lui plaisait. Il aimait l’ambiance joyeuse qui précédait
la fin de l’année. Et puis il était plus que tous les autres enfants le héros
de la fête. Son bonheur aurait été complet s’il s’était appelé Noël mais
voilà ses parents avaient choisi Léon.
Ce prénom lui allait parfaitement. Un jour qu’ils jouaient au Scrabble
avec leurs enfants, ils découvrirent avec joie, en lisant dans les deux
sens, que Noël était le miroir de Léon. Il en fut ravi car c’était le signe
incontestable de sa vocation. D’ailleurs à l’école, quand on lui demandait
ce qu’il voulait faire plus tard, il répondait invariablement « Je serai le
Père Noël ». À trois ans, cette déclaration enchantait les institutrices qui
la trouvaient charmante. À six ans, elle les faisait sourire comme le
fantasme d’un jeune garçon rêveur. À douze ans, sa détermination ne
faiblissant pas, il fallut bien se rendre à l’évidence : l’esprit de Léon
resterait toujours en enfance. Ses parents ne l’en chérissaient que plus,
sa sœur aînée le cajolait tendrement et il était le meilleur compagnon de
jeux des jumeaux, benjamins de la famille, qui l’adoraient. Ainsi, la vie
s’écoulait tranquille et heureuse.
Sa chambre ressemblait à un chalet avec ses parois lambrissées. Il y
rangeait tous ses trésors : sa collection de boules de neige en verre
translucide, des rennes en bois peint, toutes sortes d’animaux en
peluche, des portraits du Père Noël et un coffre rempli d’innombrables
postiches et bonnets pour se déguiser. L’été, il n’aimait pas vraiment la
mer et la plage qui l’ennuyaient un peu. Il n’appréciait guère les
châteaux de sable et la pêche aux moules, préférant la montagne et les
forêts de sapins, les balades sur les chemins escarpés et la cueillette de
fleurs sauvages. Pendant les vacances d’hiver, il s’exerçait au ski, aux
raquettes et au traîneau d’attelage tiré par des chiens. Il s’était
également initié à la conduite d’une motoneige car, après tout, le Père
Noël devait vivre avec son temps.
Lorsque Léon apprit que le Père Noël n’était qu’une affabulation des
adultes, il en fut complètement bouleversé. Cette nouvelle affligeait
habituellement la plupart des enfants mais ils s’en remettaient assez
rapidement puisque la fête et les cadeaux subsistaient. Pour Léon,
c’était la terre qui s’ouvrait sous ses pieds, son univers féerique qui
s’effondrait, ses rêves qui étaient balayés en un instant. Son chagrin
était immense et il n’avait plus goût à rien. Face à cet état dépressif, ses
parents étaient désespérés et ne savaient que faire pour le consoler. Ce
furent les jumeaux, âgés d’un peu plus de sept ans, qui vinrent au
secours de leur grand frère. C’étaient deux petits hommes tout à fait
raisonnables mais qui gardaient encore la naïveté propre à l’enfance.
« Si le Père Noël n’existe pas, eh bien tu n’as qu’à le devenir ! » dirent-
ils à Léon avec une évidence non dénuée de logique. C’était une
remarque tout à fait lumineuse qui éclaircit d’un coup le regard de Léon
et, serrant les jumeaux dans ses bras, il les couvrit de baisers.
Désormais, Léon mit toute sa volonté dans un but ultime, celui de
devenir le Père Noël, ce personnage mythique adulé du monde entier et
qui enchantait petits et grands. Il passait le plus clair de son temps à lire
des contes de Noël de tous les pays et à apprendre les plus beaux
chants. Sa jolie voix était appréciée dans la chorale communale et Léon
était aux anges quand il était autorisé à chanter en soliste « Petit papa
Noël ». Dès le mois d’octobre, quand les magasins commençaient à se
remplir de jouets et d’objets de décoration, il se plaisait à parcourir les
rayons à la recherche de nouveautés et de cadeaux originaux. Il
observait les Pères Noël intérimaires dans les galeries marchandes. Ils
n’étaient pas très professionnels et manquaient souvent d’attentions
envers les enfants. Certains petits, effrayés, éclataient en sanglots en
tendant les bras vers leur mère. Ce spectacle était consternant et
désolait profondément Léon. Trop maigres ou pas assez grands, falots
et inconsistants, dépourvus d’allure dans leurs costumes de location, ce
n’étaient que des personnages de pacotille, en attendant le vrai Père
Noël qui serait un jour incarné sans partage par Léon. Il rongeait son
frein en espérant cette apothéose mais il savait qu’il lui fallait encore
beaucoup de temps. S’il voulait mener à bien son projet, il devait
s’astreindre à la patience.
Les années passaient et Léon allait bientôt avoir seize ans. C’était
devenu un solide gaillard au regard timide et doux derrière ses lunettes.
Il attendait le 25 décembre avec une impatience plus grande encore que
d’habitude. Depuis quelques semaines déjà, un grand sapin blanc orné
de boules rouges trônait dans le salon et des guirlandes lumineuses
clignotaient dans toutes les pièces. La fête allait être splendide et revêtir
un caractère particulier. Pour l’occasion, toute la parentèle serait réunie,
des grands-parents aux petits-enfants sans oublier les oncles, tantes et
petits cousins. Et puis sa sœur avait donné naissance à une petite fille
âgée de quelques mois dont Léon raffolait.
Tous les cadeaux étaient prêts et les jumeaux l’avaient aidé à les
emballer dans un joli papier argenté. Mais Léon avait une surprise
supplémentaire qu’il préparait en grand secret depuis des mois. Seule
sa grand-mère avait été mise dans la confidence car il avait besoin de
ses compétences et de sa discrétion. Il allait souvent la voir, ce qui
n’avait rien d’exceptionnel aux yeux de ses parents, mais quand elle
venait à la maison, leurs regards complices et leurs chuchotements les
intriguaient quelque peu. Les jumeaux le harcelaient continuellement ou
tentaient de le piéger pour découvrir son secret mais rien n’y faisait,
Léon, imperturbable, les repoussait gentiment et gardait le silence en
souriant.
Le grand jour du réveillon arriva. En fin d’après-midi, son père craqua
une allumette pour amorcer le feu dans la cheminée tandis que sa mère
surveillait la cuisson du chapon, plat rituel du réveillon. Les invités
arrivèrent les uns après les autres dans un charmant brouhaha en
secouant leurs manteaux pleins de neige. La soirée se déroula dans la
bonne humeur et la chaleur familiale.
Après le dessert, pendant que les convives savouraient leur café avec
quelques chocolats, Léon s’éclipsa dans sa chambre. Il savait que son
plus beau cadeau l’y attendait : un costume de Père Noël d’un rouge
flamboyant réalisé dans une texture douillette avec une large capuche
bordée de laine d’agneau. Léon le caressa en tremblant. C’était là l’objet
du secret jalousement gardé depuis des mois. Sa grand-mère avait été
à la hauteur de sa réputation d’excellente couturière. Elle s’était même
surpassée en courant dans toutes les merceries de la ville pour trouver
les plus jolis tissus. De nombreux essayages avaient été nécessaires et
l’affection qu’il ressentait pour sa grand-mère s’était transformée en une
tendre complicité qui les liait à jamais.
Le costume était absolument parfait et il le revêtit avec fierté. Puis il
posa les sourcils broussailleux, ajusta la barbe blanche, chaussa les
bottes, et arrima à ses épaules la hotte débordant de présents. Il avait
vraiment belle allure. Étreint par l’émotion, il s’assit quelques instants sur
le lit pour reprendre sa respiration. Les éclats de rire et les conversations
lui parvenaient assourdis de la pièce voisine. Il se donna encore
quelques minutes pour savourer ce moment en imaginant le bonheur de
ses parents, l’orgueil de sa grand-mère et les cris de joie des jumeaux.
Quand l’horloge commença à sonner les douze coups de minuit, il se
leva et pénétra solennellement dans le salon sous les yeux éblouis et
les applaudissements enthousiastes de toute la famille.
C’était le premier Noël de Père Noël de Léon…
De Odile Nedjaai