Sacs sur le dos, valises à roulettes à la main, et la petite sœur dans le
porte-bébé. J’ouvre la route ! Dans la famille, on n’est que des filles depuis
que Papa a déménagé. On est chargées comme des mulettes. Heureusement
qu’on ne joue pas de la contrebasse ! On a failli oublier les guirlandes ! Elles
brillent comme des écharpes de reine. Et même en ceinture, c’est beau.
Maman porte son chapeau de Noël. Un jour Grégoire, à l’école, m’a dit que ce
n’était pas possible que ma mère soit clown. Que c’était que dans les films les
clowns. Que ma mère n’avait même pas le nez rouge. Et qu’en plus, les filles,
le seul truc qu’on pouvait leur laisser faire dans un cirque, c’était danseuses.
N’importe quoi ! Au moment où j’allais le claquer, le maître a dit qu’on devait
rentrer en classe et après j’ai oublié. On aurait dû aussi emporter des boules.
J’allais les enfiler sur un long fil pour les porter en collier quand maman a dit
que ce n’était pas ce qui manquait chez Papé et Mamé et qu’on allait être en
retard. Les provisions non plus ça ne manque jamais chez eux. Pourtant on a
préparé des biscuits aux épices de toutes les formes et on a garni ensuite des
sachets transparents comme chez le pâtissier pour en offrir à toute la famille.
Maman refuse de dire ce qu’elle a rangé dans la grosse valise à roulettes.
Mystère…
– Vite, vite, vite ! Je vais siffler le départ, pressez-vous, crie la contrôleuse du
train sur le quai.
Elle nous donne un coup de main pour hisser les bagages à bord de la voiture
16 et « Pffffiiiiii » son collègue siffle le départ ! On est assises à côté d’un
adolescent. Je les reconnais les ados parce que j’en ai un dans mes cousins.
Ses cheveux dépassent de la capuche de son sweat et se secouent en rythme
au-dessus de ses yeux. Un son bizarre sort de sa capuche noire. Je devrais
lui prêter une de mes guirlandes pour égayer sa tenue. Le 24 décembre, le
Train Express Régional 87 610 est plein à craquer. Y a même des paquets
cadeaux dans les compartiments à bagages. Certains ne font pas confiance
au Père Noël, on dirait ! Avant que Mariette ne se mette à hurler pour que
Maman la change, on entendait miauler un chat dans une boîte. En face de
nous il y a un chien très sage qui doit être aveugle.
– C’est son propriétaire qui est non voyant, chuchote Maman.
On ne dit pas aveugle mais non voyant. C’est pareil au final ?
Moi, j’aime bien le train. Mais on voyage depuis trop longtemps, même
Mariette en a assez.
– Ça ne sert à rien de râler, ma Fée. Je fais téter Mariette et on joue aux sept
familles si tu veux.
Elle n’a pas plutôt fini sa phrase que le train s’immobilise d’un coup.
– On est où Maman ? On est arrivées ?
– Il n’y a pas de gare. On attend peut-être un croisement de train.
– Mais pourquoi ils se croisent les trains ? La contrôleuse va nous dire quelque
chose ? Ça tombe en panne un train ? Peut-être qu’il est cassé le train ?
T’aimes bien les trains cassés, Mariette ? Oh, elle dort Maman ?
– Pardon Madame, mais votre fille va parler tout le long du trajet ? Il y a des
gens qui sont fatigués dans ce train.
L’adolescent, lui, on ne le dérange pas au moins avec ses écouteurs.
– Vous préfèreriez qu’elle chante, peut-être ? rétorque Maman.
– Oh, oui, bonne idée ! Je connais mille chansons !
– De nos jours, on laisse les enfants faire n’importe quoi…
La contrôleuse présente les excuses de la compagnie de chemins de fer
dans un haut-parleur pour cet arrêt inopiné. Monsieur le râleur n’a pourtant
pas l’air soulagé parce que c’est tout le temps comme ça sur cette ligne, de
pire en pire même, à cause du démantèlement du service public et des tas de
trucs compliqués qui détraquent tout, même la bonne humeur. Maman dit très
fort que ça ne fera pas avancer le train plus vite de protester.
À la gare suivante, c’est moi qui ai vu la neige en premier dans les halos
des lampadaires. C’était mirifique et tourbillonnant. Le chien pas aveugle
serait sûrement content de jouer dans la neige et de sentir des flocons sur sa
truffe. Quoi que ça n’a pas l’air d’être un chien très joueur. J’ai demandé à
maman si je pouvais aller le caresser mais elle m’a dit de le laisser tranquille.
Alors, je suis allée discuter avec le chat qui parlait tout le temps. Il était bien
content d’avoir de la compagnie parce que sa maîtresse s’était endormie sur
toute la banquette avec les jambes dans l’allée, que ce n’est quand même pas
dieu possible d’être aussi irrespectueuse, a dit le voisin qui trouve que je parle
trop mais ne préfère pas que je chante.
À cause de toute cette neige le train est à nouveau bloqué en gare.
Maman n’a rien demandé à personne et s’est installée au bout du wagon pour
commencer son numéro avec des bulles de savon. Les plus petites en
premier. Elle les a soufflées si fort qu’elles sont allées voleter jusqu’au bout du
wagon. Quand tout le monde a levé la tête elle a commencé sa danse des
bulles en soufflant de petites bulles à l’intérieur des grosses bulles.
– Oh…
-Aaaaah…
Monsieur le râleur n’a pas osé dire que ça risquait de mouiller le sol et
Mariette a tout loupé vu qu’elle dormait comme un bébé. Quand Maman a
commencé à jouer au ping-pong avec ses bulles je l’ai accompagnée avec le
morceau de flûte traversière le plus sautillant que je connaissais, celui qu’on
avait répété ensemble pour le spectacle de Noël chez Papé et Mamé. Tout le
monde avait les yeux en l’air, sauf le non voyant. Mais je ne suis pas sûre vu
qu’il avait des lunettes de soleil alors qu’il neige. Alors je me suis dit que la
musique c’était chouette. Quand Maman fait ses numéros dans son vrai cirque
les bulles brillent encore plus grâce aux projecteurs. Elle les sculpte, elle les
transforme en serpents de bulles, en arc-en-ciel et à la fin tout le monde
applaudit. Même sans le maquillage de clown, les projecteurs et les arcs-en-
ciel les voyageurs ont battu des mains en rythme et réclamé un bis. Quand on
est revenues à nos places Mariette souriait sur les genoux de l’adolescent.
– Elles sont géniales ta mère et ta sœur, Mariette, lui a-t-il dit avec ses
écouteurs sortis des oreilles.
Hé oui, ma mère, c’est une vraie clown qui fait des bulles de savon !
La contrôleuse a dit qu’elle avait bien de la chance de tomber sur des
gens aussi talentueux, compréhensifs et gentils. Elle a regardé Monsieur le
râleur qui ne râlait plus et elle lui a dit de sortir les mirlitons ! Mais pas les
confettis, parce qu’après c’est trop difficile à nettoyer dans un train.
C’était tellement bien que les voyageurs spectateurs ont proposé qu’on
rejoue notre numéro dans le wagon d’à côté… et juste à ce moment-là le train
a redémarré d’un coup !
De Éloïse Canard